La Famille verte dans la collection du Musée Ariana

Famille verte_coupe

Par Noémie Lakatos.

L’étude de la « famille verte » a été le sujet de mon stage de MAS en Muséologie et Conservation du patrimoine, mené au Musée Ariana entre janvier et juillet 2024. L'objectif de cet article est de présenter un aperçu des pièces appartenant à cette typologie fascinante de la production de céramique chinoise, telles qu'inventoriées au sein des collections du musée. Voici une sélection de pièces de références que je vous propose pour illustrer la richesse et la diversité de cet ensemble, selon les différentes techniques utilisées. 

Origine et caractéristiques de la famille verte 

La famille verte désigne une catégorie de céramiques chinoises caractérisées par l'utilisation prédominante de nuances vertes dans leurs décors. Ces pièces, souvent ornementées de motifs sophistiqués et riches en détails, sont le reflet du savoir-faire exceptionnel des artisans de Jingdezhen. Les émaux utilisés dans ces céramiques sont translucides et appliqués de manière à rester distincts les uns des autres, soulignés par des lignes de séparation qui les rendent plus éclatants (fig. 1). 

Famille verte_plat

Le terme « famille verte » n’est pas une traduction directe du chinois 硬彩yingcai (« couleurs dures »), mais une dénomination occidentale introduite en 1862 par Albert Jacquemart et Edmond Le Blant dans leur ouvrage Histoire artistique, industrielle et commerciale de la porcelaine de 1862[1]. Le Musée Ariana a historiquement adopté cette classification pour ses céramiques chinoises à la création du musée. De fait, le Catalogue officiel du Musée Ariana, rédigé par Godefroy Sidler en 1905, inventorie certaines pièces chinoises selon les typologies mises en avant par Jacquemart et Le Blant[2]. Cette catégorisation repose principalement sur les couleurs et les motifs spécifiques de ces céramiques, qui incluent souvent des représentations d’animaux fantastiques, des figures, des éléments végétaux ou encore des objets symboliques. Le Musée Ariana possède actuellement 137 pièces répertoriées sous la dénomination « famille verte » dans son inventaire. 


 


[1] JACQUEMART, Albert, et LE BLANT, Edmond, Histoire artistique, industrielle et commerciale de la porcelaine : accompagnée de recherches sur les sujets et emblèmes qui la décorent, les marques et inscriptions qui font reconnaître les fabriques d’où elle sort, les variations de prix qu’ont obtenus les principaux objets connus et les collections où ils sont conservés aujourd’hui, Paris, J. Techener, 1862.

[2] SIDLER, Godefroy, Catalogue officiel du Musée Ariana. Genève, Atar, 1905, p. 90-91 (par exemple) 

Techniques et qualité des émaux cernés

La qualité des émaux utilisés dans la famille verte est un aspect fondamental qui distingue ces céramiques chinoises des autres types de porcelaines. Les émaux de la famille verte sont dits « translucides », ce qui signifie qu'ils laissent passer la lumière à travers leur surface, donnant une profondeur et une brillance uniques aux motifs. Cette transparence subtile permet de révéler les couches sous-jacentes et d'ajouter de la complexité aux couleurs appliquées. 

En outre, ces émaux translucides se caractérisent également par leur technique de cernage, une méthode qui consiste à entourer chaque zone de couleur par un fin trait en relief ou une ligne de glaçure (fig. 2). Ce cerne empêche les différentes couleurs d'émail de se mélanger entre elles pendant la cuisson, créant ainsi des motifs aux contours nets et précis. Grâce à cette technique, les couleurs restent bien distinctes, même lorsqu'elles sont très proches les unes des autres, permettant des compositions complexes et riches en détails. 

Les émaux, obtenus à partir d’oxydes de cuivre et de plomb, sont appliqués sur des pièces déjà cuites pour produire une surface lisse et brillante. Ils sont apposés en plusieurs couches fines, créant une intensité et une profondeur dans les nuances de vert qui varient selon l'épaisseur et le nombre de superpositions.  L'application minutieuse des émaux cernés est le résultat d'une maîtrise technique avancée, nécessitant une grande précision dans le tracé des contours et dans la superposition des couches de couleurs. Ce procédé permet de créer une palette de nuances vibrantes et intenses, tout en maintenant une harmonie visuelle dans la composition des motifs.

Famille verte_coupe

Les émaux sur biscuits et les bleus poudrés 

La conception occidentale de la famille verte comprend plusieurs sous-catégories qui intègrent d’autres aspects techniques céramiques comme les émaux sur biscuits et les bleus poudrés que nous détaillons ici. 

Les biscuits émaillés sont une autre forme de céramique associée à la famille verte lorsque ceux-ci présentent une couleur dominante verte. Moulés et cuits à haute température avant d'être décorés d'émaux polychromes, ces objets montrent la virtuosité technique des ateliers de Jingdezhen du 18e siècle. Ces pièces, souvent des figurines ou des objets symboliques, se distinguent par leur richesse de détails, obtenue grâce à l'application minutieuse d'émaux sur la céramique cuite une première fois sans glaçure. Ce procédé change l’aspect visuel des pièces : les parties non émaillées restent opaques et ne sont pas lisses (fig. 3). 

Kangxi_Paire de porte baguettes
Kangxi_Paire de porte baguettes

Un exemple remarquable est la coupe à libations (fig. 4) conservée au Musée Ariana. Cette coupe, initialement utilisée pour contenir de l'alcool puis dans les cérémonies de mariage, présente des décors élaborés comprenant des rinceaux et des motifs de tāotìe. Le tāotìe est un animal fabuleux souvent associé à des significations symboliques profondes dans la culture chinoise. Généralement décrit comme une créature grotesque avec une large tête, des yeux globuleux et une bouche béante, parfois sans corps visible, il est souvent interprété comme un symbole d'avidité ou de gloutonnerie, en partie à cause de son apparence dévorante. Les interprétations de ce motif sont variées allant d’un avertissement contre la gloutonnerie à un symbole protecteur. Le choix de ces motifs et leur association avec des symboles comme le caractère de la longévité shou (寿 en chinois simplifié ou en chinois traditionnel) montrent l'influence des croyances traditionnelles chinoises sur la décoration des céramiques. Inscrire un motif comme celui du tāotìe sur un objet rituel du mariage incite les époux à la modération et au contrôle des désirs tout en protégeant leur union. 

Famille verte_coupe à libations

Les bleus poudrés, quant à eux, ne présentent pas de dominante verte mais peuvent être associés à la famille verte. Ces pièces d’exception, caractérisées par un effet moucheté créé par l'application d'oxyde de cobalt pulvérisé sur la surface avant la cuisson, sont classifiées en fonction des décors présents dans leurs réserves (fig. 5).  Ces décors soulignent une continuité technique avec la famille verte tout en offrant une variation intéressante dans l'utilisation des couleurs.

Produits principalement à la fin du règne de Kangxi (1700-1722), ces bleus poudrés témoignent de la même précision technique et créativité qui caractérisent les émaux cernés de la famille verte. En raison de la difficulté de leur production, ces pièces sont assez rares. Au Musée Ariana, nous comptons une vingtaine de bleus poudrés, présentant généralement des réserves décorées selon les caractéristiques de la famille verte. 

Bleu poudré_Vase

Nous concluons ainsi cet aperçu des pièces classifiées sous la dénomination « famille verte » dans les collections du musée. Ces céramiques, dans leur diversité, démontrent le haut degré de maîtrise et d'innovation des artisans de Jingdezhen aux 17e et 18e siècles. Elles témoignent également de l'évolution historique et symbolique des motifs utilisés, souvent chargés de significations culturelles profondes.

Pour finir, nous invitons les lectrices et lecteurs intéressés à explorer davantage les collections en ligne du Musée Ariana, ou à visiter la salle Voyages, dédiée aux collections d’Asie et du Moyen Orient. Vous y découvrirez la richesse des céramiques chinoises et de la famille verte et bien d'autres trésors, et pourrez notamment admirer de près des exemples fascinants de cette production.

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Légendes et copyrights

Fig. 1 : Plat, Kangxi (vers 1700), porcelaine translucide moulée, décor peint aux émaux polychromes, haut. 3.5 cm, diam. 33 cm, Genève, Musée Ariana, AR 07616
© Lui Angelo, Musée d'art et d'histoire

Fig. 2 : Coupe, époque Kangxi – Yongzheng (1700-1725), porcelaine, décor peint aux émaux polychromes, haut.: 23.5 cm (sans couvercle), diam.: 21.5 cm, Genève, Musée Ariana, AR 2002-036.
© Gomes, Musée Ariana

Fig. 3a et b : Paire de porte baguettes à encens, Kangxi (1700 - 1722), porcelaine opaque moulée, décor peint aux émaux polychromes, haut. 21 cm, larg. 8.5 cm, prof. 5 cm, Genève, Musée Ariana, AR 2024-044-01 et AR 2024-044-02. 
© Lakatos Noémie, Musée Ariana

Fig. 4 : Coupe à libations, Kangxi (1690-1710), porcelaine biscuit moulée, décor moulé en relief et peint aux émaux polychromes, haut. 5.3 cm, larg. 9.8 cm, prof. 6 cm. Genève, Musée Ariana, AR 2007-174.  
© Sabato Nathalie, Musée d’art et d’histoire

Fig. 5 : Vase, Kangxi (1700-1720), porcelaine fond bleu poudré sous couverte, décor (réserves) peint aux émaux polychromes et à l’or, haut. 27.5 cm, diam. 12,3 cm, Genève, Musée Ariana, AR 2007-180. 
© Loeffel Nicole, Musée Ariana

Orientations bibliographiques 

JÖRG, Christiaan J. A., Famille Verte : Chinese Porcelain in Green Enamels, Groningen, Groninger Museum, 2011.

MEDLEY, Margaret, The Chinese Potter : A Practical History of Chinese Ceramics, Oxford, Phaidon, 1989.

SCHUMACHER, Anne-Claire (dir.), La donation Clare van Beusekom-Hamburger : faïences et porcelaines des XVIe -XVIIIe siècles, cat. exp. [Genève, Musée Ariana, 3 juin 2020 – 9 janvier 2011], Genève, Editions d’Art Albert Skira, 201

VALENSTEIN, Suzanne G., A Handbook of Chinese Ceramics, New York, Metropolitan Museum of Art, 1998.

WELCH, Patricia Bjaaland, Chinese Art : A Guide to Motifs and Visual Imagery, Tokyo, Tuttle Publishers., 2008.