Journal de vie en Ukraine
Yuriy Musatov et Nataliya Zuban sont tous deux Ukrainiens. Ils font partie de la communauté des céramistes de leur pays et, plus précisément, ils sont membres de l’Académie Internationale de la Céramique (AIC). C’est ainsi que cette histoire commence…
L’Académie Internationale de la Céramique (AIC) fête en 2022 son 70e anniversaire et 50e congrès, à Genève : elle rassemble 1000 membres issus de 74 pays des 5 continents ! Cette association a vu le jour dans notre cité en 1952, à un moment où l’on pensait avoir vécu la guerre pour la dernière fois. Dès 1958, l’AIC intègre l’UNESCO, en tant qu’organisation non gouvernementale, soulignant ainsi l’universalité du travail de la terre dans sa diversité. Les diplomates et les philanthropes, qui ont fondé l’AIC, poursuivaient alors l’objectif de promouvoir l’entente et la paix entre les nations et les diverses communautés, en s’appuyant sur le dialogue interculturel porté par des céramistes. Un choix éclairé que cet art et savoir-faire qui existe partout dans le monde et dont les artefacts sont connus et utilisés au plan individuel, familial, artisanal, industriel, scientifique, artistique, sociétal ou rituel, depuis environ 30’000 ans en ce qui concerne ce dernier domaine.
Le congrès AIC-Genève 2022 se déroulera du 12 au 16 septembre 2022. Son thème « Melting pot. Du creuset alchimique au creuset culturel » résonne aujourd’hui plus fortement que jamais avec l’histoire du multilatéralisme onusien ou avec la récente solidarité européenne face au conflit meurtrier qui se déroule en Ukraine. Le programme de l’AIC est composé de conférences et de débats, mais aussi d’expositions nationales, internationales, thématiques, monographiques, dans des musées nationaux et privés, des galeries d’art et des institutions historiques ou contemporaines. Le Musée Ariana, siège de l’AIC, est le partenaire principal de ce festival de manifestations et organise trois expositions dans ses murs, du 13 septembre 2022 au 19 mars 2023. « Migration(s) » – à la croisée des chemins entre transfert de savoir-faire, transhumance ou multiculturalisme, où la terre rassemble et transgresse les frontières – constitue l’exposition internationale des céramistes membres de l’AIC. Un concours, entrepris de novembre 2020 à juin 2021, a permis de sélectionner 34 céramistes, issus de 24 pays ; leurs projets nous plongent au cœur de parcours insolites, de trajectoires de vie et d’échanges interculturels.
Parmi les céramistes exposants se trouvent donc deux Ukrainiens.
Dès le début de la guerre, un échange épistolaire s’est établi entre Yuriy Musatov et la soussignée.
Après un premier courriel aux artistes pour savoir comment ils vont, Nataliya répond qu’elle se trouve dans l’est de l’Ukraine, dans une région encore préservée par les bombardements ; ses œuvres sont en sécurité en Pologne mais elle reste au pays comme volontaire pour donner toute son aide. En revanche, si Yuriy a pu mettre sa famille en sécurité en quittant Kiev, il a perdu son atelier, ses œuvres et se retrouve désormais sans moyens pour vivre. Nous sommes le 8 mars ; Yuriy semble encore confiant en m’écrivant : « These are not the best times in my country, but I am sure that peace and tranquility will return soon. » (Mon pays ne vit pas ses meilleurs moments mais je suis sûr que la paix et la tranquillité reviendront bientôt).
Pourtant le conflit s’envenime et je reviens aux nouvelles ; je lui envoie des informations en ukrainien sur le dispositif suisse d’aide aux réfugiés. Le 19 mars son message, que l’on sent rédigé dans l’urgence, témoigne du désastre qui s’installe. La loi martiale est proclamée et les hommes en âge de servir ne peuvent plus quitter le pays. Yuriy est sous le choc des premières victimes parmi la population civile. À partir de ce jour, nous échangeons un petit mot plus souvent. J’essaie de lui parler aussi un peu de nous pour ne pas discuter seulement de la guerre. Je l’assure de tout notre soutien et lui envoie une photo de l’équipe Ariana. Il commence aussi à m’envoyer des photos, de ses anciennes œuvres mais aussi de dessins qu’il esquisse à la hâte.
« Dear Isabelle, the terrible war continues […] All I can do now is draw Sketches in Sketch book. Hoping that it will be possible to implement these projects after Ukraine’s victory in this war. […] I don’t know the name of my project yet. It is important for me to capture experiences and fears with the help of forms. To remember. To never again. I am now relatively safe. But things can change every day. Since 2012, I have been creating ceramic explosions. In an attempt to freeze the moment of the explosion. But it did not work. For more than 20 years I saw in my dreams everything that happens now. Thank you for your care ! »
(Chère Isabelle, la terrible guerre continue […] Tout ce que je peux faire maintenant, c’est dessiner des croquis dans un carnet. En espérant qu’il sera possible de mettre en œuvre ces projets après la victoire de l’Ukraine dans cette guerre. […] Je ne connais pas encore le nom de mon projet. Il est important pour moi de capturer expériences et peurs en leur donnant une forme. Pour se souvenir. Pour que plus jamais. Je suis maintenant relativement en sécurité. Mais les choses peuvent changer tous les jours. Depuis 2012, j’ai créé des explosions en céramique. Dans une tentative de geler le moment de l’explosion. Mais cela n’avait pas fonctionné. Pendant plus de 20 ans, j’ai vu dans mes rêves tout ce qui se passe maintenant. Merci de votre sollicitude !)
Oui il faut se souvenir ; non on ne veut plus jamais cela. Mais n’est-ce pas exactement ce que les peuples et leurs gouvernements ont exprimé à chaque guerre ? L’histoire nous apprend, hélas, que nous n’apprenons rien de l’histoire ! Le philosophe allemand Hegel (1770-1831) l’avait écrit, comme probablement certains avant lui et malheureusement beaucoup d’autres après lui.
Récemment, Yuriy a reçu 90 kilos d’argile : un magnifique exutoire aux tensions et à l’incertitude quotidienne. Il espère ainsi concrétiser ses premiers dessins. Pour suivre l’artiste au fil de ses pérégrinations artistiques en temps de guerre, le Musée Ariana donnera bientôt la parole à Yuriy à travers ses réseaux sociaux.
Ces prochains jours il nous enverra encore des images, des pensées, des étincelles d’espoir que nous posterons régulièrement : son journal de vie en Ukraine !