Louise Dentand, domestique

Vue prise de Varembé
12 novembre 2024
|

Une vie au service de la famille Revilliod

« Louise, que nous appellerons Françoise puisqu’elle a toujours porté ce nom chez mes parents […] chantant […] ce joli canzone savoyard, digne de ses frères provençaux, chant qu’elle devait répéter bien souvent auprès de mon lit pour calmer mes jeunes impatiences et tâcher de m’endormir : […]

La gaie alouette 
Matin s’est léva. 
Matin a la lirette.
Matin s’est fa la lira. 
Matin s’est léva [] »[1] 

C’est ainsi que Gustave Revilliod, le fondateur du Musée Ariana, se souvient de Louise Dentand, entrée en fonction en tant que domestique de la famille. Elle chantait en patois savoyard puisque Louise, dite Françoise Dentand, était originaire de Haute-Savoie (Veigy, 1785  ̶  Varembé, 1867). Grâce au récit Le Vieux Troupier (1886) dans lequel Revilliod raconte la vie de Pierre Dentand (Yvoire, 1784-1851), employé à Varembé et frère aîné de Louise, nous obtenons quelques indices sur sa vie. Le fondateur du musée, écrivain à ses heures, réserve une place de prédilection aux souvenirs pleins d’émotions de celle qui s’est occupée de lui pendant toute son enfance. Il relate avec nostalgie, et non sans embellissement, des bribes de sa vie. Elle est engagée en tant que « bonne d’enfants »[2] de la fratrie Revilliod, Horace (1811-1858), Charles (1812-1858) et Gustave (1818-1890). Elle devient par la suite la femme de chambre d’Ariane Revilliod, leur mère, et le reste jusqu’à la fin de sa vie. 

C’est grâce à une photographie de François Vuagnat que nous pouvons faire connaissance de celle qui sera au service des familles de la Rive et Revillliod pendant 63 ans.[3] La femme âgée nous regarde avec un sourire discret sous sa plus belle coiffe blanche à dentelles, la tête inclinée, un peu timide mais non sans coquetterie. Elle est habillée de sa tenue du dimanche, apprêtée pour l’occasion, pleine d’émotions de poser dans l’atelier d’un photographe, en ville. Nous sommes vers 1860 quand François Vuagnat (1826-1910), photographe et peintre au quai des Bergues, immortalise Louise. Assise dans un fauteuil à franges et à pompons, elle devait alors avoir environ 75 ans ; il s’agit très probablement d’un cadeau de la famille Revilliod à l’occasion de son anniversaire. Louis Bricolens, un ancien jardinier de la famille de la Rive remercie d’ailleurs Gustave Revilliod pour la photographie, dans une lettre en 1862 : « J’ai reçu avec plaisir la photographie de Mlle Françoise Dentand que j’ai tout de suite en attendant mieux placée dans un petit cadre fait comme je l’ai pu. […] Veuillez avoir la bonté [] et faire mes amitiés à Fr. Dentand. »[4]

Si la photographie se démocratise au milieu du 19e siècle, elle est encore un produit de luxe pour les classes populaires. Pour une modeste domestique, une photographie constitue donc un document assez rare. 

Portrait de François Dentand

Que savons-nous encore de Louise Dentand ? Elle est la fille ainée d’une grande famille paysanne de la commune de Veigy en Haute-Savoie. Le père Joseph Dentand décède après un accident de travail à la ferme, entre 1796 et 1798. [5] La veuve, Gabrielle Bavier, dépend de l’aide de ses enfants qui travaillent « dans les champs ». La misère à la campagne incite, au 19e siècle, la population à la migration vers les centres urbains ; les filles sont particulièrement touchées par la pauvreté. Du fait de son probable illettrisme, l’emploi en tant que domestique en ville se présente donc pour Louise Dentand comme une opportunité pour gagner sa vie.[6] 

Elle entre, en 1805, au service des grands-parents de Gustave Revilliod. C’est alors que Susanne Rilliet-de la Rive (1758-1795), sa grand-mère, décide qu’elle changera de nom : « Vous vous appelez Louise, eh bien désormais vous vous appellerez Françoise afin qu’on ne vous confonde pas avec la femme de chambre, qui s’appelle aussi Louise. ».[7]  La jeune femme est privée de son prénom. S’est-elle révoltée ou s’est-elle résigné ?

Louise Dentand racontera à Gustave Revilliod vers la fin de sa vie : « […] j’ai bien cru d’abord ne pas pouvoir tenir dans la maison plus de trois mois, tant au bout de six semaines je m’ennuyais de mon village, de ma mère, de mes frères, de ma sœur ; je ne pensais guère alors que, dans cette maison, j’y sortirais que les pieds les premiers. »[8] Louise Dentand est restée célibataire, elle a consacré toute sa vie à servir. Elle décède à Varembé le 21 mars 1867. Son neveu Bénédict Dentand annonce le décès de sa tante auprès de la mairie de Petit-Saconnex.[9] Dans le Journal de Genève du 22 mars 1867, on peut lire : « Les parents, amis et connaissances de Mlle Françoise Dentand, femme de chambre de Mme Revilliod-de-la-Rive, sont avertis que son enterrement aura lieu demain samedi. Départ du convoi de Varembé à 2h. L’honneur se rendra devant l’église du Grand Saconnex. »[10]


 


[1] Gustave Revilliod, Le Vieux Troupier, Imprimerie Jules-Guillaume Fick, Genève 1886, voir aussi : Jean-Christophe Curtet, « Gustave Revilliod et l’imprimerie Fick. Survol bibliographique », dans : Gustave Revilliod (1817-1890). Un homme ouvert au monde, Musée Ariana 2018, p. 98
[2] Cette terminologie n’a plus cours aujourd’hui ; nous la conservons ici car elle désigne précisément les fonctions que Louise Dentand avait dans la famille.
[3] Publiée dans : Gustave Revilliod (1817-1890). Un homme ouvert au monde, Musée Ariana 2018, p. 45, une lithographie de cette même photographie apparait sur la page de garde du Vieux Troupier.
[4] AEG lettre de Louis Bricolens à Gustave Revilliod, 12.7.1862, Arch. Priv. 18.8.1862/120
[5] Source Geneanet.ord SHD/GR 21YC43
[6] Dauphin, Cécile, «Alleinstehende Frauen», in : Geschichte der Frauen, Georges Duby et Michelle Perrot, vol. 4 (19. Jahrhumdert), éd. Geneviève Fraisse été Michelle Perrot, Francfort sur le Main, 1994, pl 481-497
[7] Revilliod, op. cit. p. 27
[8] Revilliod, op. cit. p. 28
[9] AEG, Fonds Service cantonal de l’Etat civil, E.C. Petit Saconnex 39, 464, N° 15
[10] https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1867_03_22/4/article/10116356/F…

Légendes :

Horace Revilliod (1811-1858)
Vue prise de Varembé, s.d.
Huile sur toile, 65 x 95 cm
Musée Ariana, CR 0410 

Atelier François Vuagnat (1826-1910)
Portrait de Françoise Dentand, vers 1860
Photographie
Collection privée