Les mille et une non-inaugurations du Musée Ariana
Le Musée Ariana est un lieu pétri de souvenirs !
Le Musée Ariana est un lieu pétri de souvenirs ! J’y ai passé une large partie de ma vie professionnelle, bientôt quinze années au total. La première fois que j’ai passé ses portes c’était en 1983 ou 1984. Je suivais alors l’enseignement universitaire sur les arts d’Extrême-Orient, dispensé par Marie-Thérèse Coullery, conservatrice du Musée Ariana de 1979 à 1993 ; c’est ainsi que je suis tombée dans la marmite « céramique » et que j’ai découvert ce lieu extraordinaire.
Je remonterai bien plus loin dans le temps pour évoquer l’histoire de l’Ariana via les sources d’archives, par le biais de la plume des anciens qui ont imaginé et fondé ce musée, l’ont bâti, visité, chéri, critiqué ou adulé. Raconter quelques tranches d’histoires sur l’Ariana d’autrefois sera un peu ma madeleine de Proust, à déguster au cœur du blog Fire !
Mais justement, puisque nous inaugurons le blog du musée suisse de la céramique et du verre, marquons ce jour d’un clin d’œil à l’inauguration du Musée Ariana, fondé par Gustave Revilliod (1817-1890).
Le coup de pioche initial est donné en novembre 1877 et cinq ans plus tard la première salle est aboutie ; les travaux se poursuivent si bien que les salles consacrées à la céramique et à la peinture sont terminées en 1884.
Il faut attendre encore quatre ans pour que la spectaculaire bibliothèque et les perrons extérieurs soient achevés. Le décès de Revilliod survenu en décembre 1890 laisse le musée encore inachevé sans son escalier d’apparat, prévu pour 1891, ni quelques sculptures de façade encore lacunaires. C’est ainsi que Godefroy Sidler, intendant et ami de Revilliod puis premier conservateur de l’Ariana, décrit le calendrier de la construction du musée dans le Catalogue officiel du Musée Ariana édité en 1901.
Annoncée par J. A., dans les colonnes de la Tribune de Genève (2ème édition du 1er décembre 1883), l’inauguration officielle du musée jusqu’alors dénommé « Musée Revilliod » semble prévue pour le 8 mars 1884, anniversaire de la naissance d’Ariane Revilliod-De la Rive, mère bien-aimée de Gustave Revilliod et décédée depuis 8 ans.
L’envie de créer son propre musée pour y abriter ses collections titillait Revilliod depuis plusieurs années déjà.
Il avait tout d’abord réuni ses « merveilles » dans son immeuble particulier, l’ancien hôtel Tonnet, sis au 12 rue de l’Hôtel-de-Ville.
Dans un manuscrit daté du 7 juin 1872 – dissimulé dans une cachette secrète et retrouvé en 1990 – Revilliod exprime sa volonté de bâtir « un musée que les Genevois et les étrangers pussent visiter librement et où je me suis efforcé de réunir les œuvres d’art les plus admirées que nous ont laissées les siècles passés, particulièrement celles qui font la gloire de la ville de Genève ayant été produites par des artistes ses enfants ». Cependant sa demeure en vieille-ville s’avère bientôt foisonnante d’objets d’art. Collectionneur depuis sa jeunesse, Gustave n’est pas supposé s’arrêter en de si bonnes dispositions et la mort de sa mère le conforte dans sa décision de construire l’œuvre de sa vie, le Musée Ariana.
Pourtant, l’inauguration en grandes pompes du Musée Ariana, certainement très attendue après sept ans de chantier, ne semble pas avoir eu lieu ! Si les journaux de l’époque tels que la Tribune de Genève, le Journal de Genève ou encore la Gazette de Lausanne relatent dès l’automne 1883 les récits émerveillés des visites du musée, aucune inauguration solennelle n’est mentionnée dans leurs pages.
La première mention que j’ai trouvée d’une visite du musée Revilliod à Varembé est relatée dans « La Suisse libérale » du 12 octobre 1883. Son auteur, désigné par les initiales F. N., exprime sa grande admiration devant l’ensemble de la propriété. Il cite la beauté de l’édifice aux allures de palais florentin, le « coup d’œil enchanteur » sur le lac, la ville, le « gracieux coteau de Cologny », les Voirons et le Salève, puis plus loin les Alpes et « la cime gigantesque du Mont-Blanc, éclairée en rose par les rayons du soleil ». Il vante également l’aménagement intérieur, subjugué par le mobilier et les ornementations de source orientale, et ne manque pas d’avertir Messieurs les lecteurs de ne pas jamais emmener des dames visiter le musée car « elles y éprouveraient de trop vives tentations ». Au fil des lignes, l’auteur loue ainsi le goût de Gustave Revilliod pour avoir réuni ces admirables collections. Il ne parle pas des faïences et porcelaines laissant cela à d’autres spécialistes, mais il décrit avec émotion deux tableaux qui l’ont impressionné. La « Vierge au chardonneret », alors attribuée au peintre Raphaël (1), est citée comme la perle de la collection Revilliod tandis que le portrait d’une patricienne de Venise, arborant un regard envoûtant, suscite une envolée lyrique. « Cette femme pense, cette femme rêve, et cette expression est bien rare chez les maîtres anciens. Le catalogue n’indique pas le nom du peintre, il dit simplement : École du Titien. N’y a-t-il pas là une erreur ? Cette superbe Vénitienne n’est-elle pas un peu parente de la fameuse Joconde du Louvre ? N’est-elle pas empreinte du même sourire mystérieux ? »
Dès l’ouverture des premières salles en 1883 et les années suivantes, les groupes se succèdent de mai à octobre (le musée n’est pas chauffé) lors de visites, toutes plus accueillantes et festives les unes que les autres. On est reçu à l’Ariana le plus souvent par le propriétaire du lieu, Gustave Revilliod lui-même, qui ne manque jamais d’offrir à ses invités des rafraîchissements ; ces agapes sont souvent accompagnées de musique voir même couronnées d’un banquet. Ainsi défilent au musée les membres de diverses sociétés suisses : numismatique, pastorale, d’utilité publique, des maîtres d’hôtel et bien d’autres encore qui, tenant leur assemblée générale annuelle à Genève, ne manquent pas de se rendre à l’Ariana. Des associations, des écoles et leurs étudiants, des amicales et des fêtes champêtres sont organisées dans la campagne Revilliod à Varembé. De cet hôte charmant on vante la complaisance, la bienveillance, la générosité et de rappeler sans hésiter qu’« il ne fait pas les choses à moitié ».
Après tant de passages admiratifs à l’Ariana et de souvenirs éblouis, fallait-il encore inaugurer le musée en grandes pompes ? Impatient de donner à voir son œuvre au public, Revilliod avait ouvert le musée dès l’achèvement de sa première salle, nommée Salle des Étrusques. Revilliod songeait-il à une véritable inauguration après l’élévation du grand escalier ? Les travaux s’étiraient en longueur et n’étaient pas encore tout à fait terminés à la mort du collectionneur. À bien des égards, le soufflé était déjà retombé.
Isabelle Naef Galuba, directrice
Note 1 : ce tableau a été transféré dans les collections du Musée d’art et d’histoire de Genève dans les années 1930, lors de la répartition du legs Gustave Revilliod entre le Musée Ariana et le MAH. Il porte le numéro d’inventaire CR 127 et a été identifié comme une bonne copie d’époque de l’original de Raphaël, disparu dans un incendie.
Copyright
Illustration titre : © Ville de Genève
Illustrations texte :
1 © Ville de Genève, photo Antoine Detraz
2 © Ville de Genève, photo Frères Charraux
3 © Ville de Genève, photo Jean-Marc Cherix
4 et 5 © Ville de Genève