Série Vitrail #3
Les Bouche-trous des vitraux de la cathédrale Saint-Pierre
par Ambre Oggier, historienne de l’art
Le chantier des collections de fragments de vitraux, entrepris en amont de l’exposition sur le vitrail qui se tiendra au Musée Ariana à la fin de l’année 2024, a permis une meilleure connaissance des anciennes pratiques de conservation-restauration des vitraux à Genève.
Parmi la myriade de fragments de vitraux conservés dans les réserves du Musée Ariana, quelques-uns appartiennent à des panneaux lacunaires existants, comme expliqué dans le volet #2, alors que la majorité est issue de vitraux qui ont été grandement endommagés voire en partie détruits. Dans la plupart des cas, les documents ainsi que les archives disponibles ne permettent pas de retracer la provenance de ces fragments ni même de reconstituer l’aspect originel des vitraux. Les morceaux rassemblés sous les numéros d’inventaire AD 2618 (fig. 1) et AD 2629 (fig. 2) en sont de bons exemples.
Néanmoins, les nombreuses recherches effectuées au cours de ce chantier des collections ont permis de mettre à jour des renseignements fondamentaux concernant l’histoire du patrimoine verrier genevois.
L’ensemble contenu sous le numéro d’inventaire AD 2616 (fig. 3), qui renfermait quatre-vingt-neuf morceaux de vitraux d’époques et de styles différents, soulevait de nombreuses questions. D’où provenaient ces divers fragments et pour quelles raisons avaient-ils été regroupés ensemble ? Les archives du Musée Ariana n’ont apporté aucune information concrète concernant ce lot, et l’étude des différentes pièces a démontré qu’un seul fragment conservé sous ce numéro d’inventaire appartenait à l’un des vitraux lacunaires du musée, manifestement déposé au sein de cet ensemble par inadvertance.
De fil en aiguille, l’enquête nous a conduit au Centre d’iconographie genevoise (CIG) où sont conservés les relevés des vitraux de l’abside, représentant des saints, de la cathédrale Saint-Pierre de Genève. Réalisés par Jacques Mayor (1865-1929) avant la dépose des verrières de la cathédrale entre 1886 et 1888, ces dessins grandeur nature sont de précieuses sources visuelles. Ils attestent du mauvais état de conservation des panneaux, qui ont subi au fil des siècles diverses détériorations volontaires (iconoclasme, vandalisme, changements de goût) et accidentelles (intempéries, usure, accidents), et montrent très clairement la présence de plusieurs bouche-trous qui perturbent considérablement la lecture (fig. 4).
Les bouche-trous sont des morceaux de verres anciens, généralement conservés en raison de leur valeur esthétique et historique, qui sont réutilisés par les artisans-verriers pour combler les lacunes d’autres vitraux et donc pour les « restaurer ». Par ailleurs, le réemploi de pièces anciennes présente l’avantage de préserver les fragments anciens, qui auraient certainement été détruits s’ils n’avaient pas été insérés dans d’autres vitraux afin de les réparer. Cette pratique a également entrainé la migration d’un certain nombre de pièces. Elle a perduré jusqu’à la fin du 19e siècle, et jusqu’à l’avènement des méthodes modernes de conservation-restauration, plus discrètes et moins invasives.
La comparaison minutieuse des relevés des vitraux de la cathédrale avec les fragments conservés à l’Ariana (fig. 5) a conduit à l’identification formelle de vingt-cinq bouche-trous anciens qui se trouvaient auparavant enchâssés dans les verrières représentant saint Paul (fig. 6), sainte Marie-Madeleine (fig. 7) et saint Pierre (fig. 8). La majorité des bouche-trous (20) a été retrouvé dans le vaste ensemble AD 2616, et ils ont par la suite été réinventoriés à part afin d’éviter toute confusion.
Ainsi, cette enquête a permis de retracer la provenance d’une partie des fragments, tout en mettant à jour les anciennes techniques de conservation-restauration du vitrail, comme l’emploi régulier de bouche-trous. La restauration dans les années 1920 des verrières de la cathédrale, qui sont à présent exposées au MAH (des copies ont été installées dans l’abside de la cathédrale), a entrainé l’effacement des traces des anciennes restaurations et donc des bouche-trous, qui ont été retirés et conservés. De ce fait, les fragments de vitraux de l’Ariana constituent de précieux témoignages du patrimoine verrier genevois. Ils seront exceptionnellement visibles lors de l’exposition sur le vitrail en 2024.
Fig. 1 : inv. AD 2618, vitrail, fragments, Musée Ariana © Musée Ariana
Fig. 2 : inv. AD 2629, vitrail, fragments, XVIIe siècle, Musée Ariana © Musée Ariana
Fig. 3 : inv. AD 2616, ensemble initial avant le chantier des collections (89 fragments), novembre 2022, Musée Ariana © Musée Ariana
Fig. 4 : Relevé de saint Paul réalisé par Jacques Mayor, panneau 5, 1886-1888, Genève, Centre d’iconographie genevoise (CIG) © Bibliothèque de Genève, Ambre Oggier
Fig. 5 : Étude de l’ensemble AD 2616 dans les réserves du Musée Ariana © Musée Ariana, Ambre Oggier
Fig. 6 : Bouche-trous de la verrière de saint Paul, cathédrale Saint-Pierre de Genève, inv. AR 2023-010-01 (16 fragments de vitraux), Musée Ariana © Musée Ariana
Fig. 7 : Bouche-trous de la verrière de sainte Marie-Madeleine, cathédrale de Genève, inv. AR 2023-010-02 (6 fragments), Musée Ariana © Musée Ariana
Fig. 8 : Bouche-trous de la verrière de saint Pierre, cathédrale de Genève, inv. AR 2023-010-03 (3 fragments), Musée Ariana © Musée Ariana